Autour de Dune

Publié le 9 avril 2014 à 10:32 par RAGEMAG 


Dune sortit en salles en 1984. Troisième long-métrage de David Lynch, auréolé du succès d'Elephant Man, son adaptation du premier tome de la saga de Frank Herbert reçut néanmoins un accueil mitigé de la part des lecteurs comme des cinéphiles et fut un échec commercial. Malgré cela, l'interview que les deux hommes donnèrent aux éditions Waldenbooks lors de la promotion du film recèle des trésors d'intelligence et d'humanité. En voici la traduction inédite.


Aux sources du film

Journaliste : À mes côtés se trouvent David Lynch, qui n'est pas seulement le réalisateur de Dune, le film, mais aussi l'auteur du scénario ; et Frank Herbert, l'auteur du livre original, et bien entendu de tous les livres de la saga, qui ont connu un immense succès. David, vous sentiez-vous menacé par le fait que la plupart des lecteurs ont souvent été déçus dans leurs attentes de voir Dune adapté au cinéma, bien avant qu'ils aient l'opportunité de voir le vôtre ?

David Lynch : Il faut être stupide ou fou pour faire une telle chose, et je vis dans la peur 24 heures sur 24.

Journaliste : Vous êtes donc conscient de la stature du projet ?

David Lynch : Quelqu'un devait le faire, n'est-ce pas ? Il le fallait. Le jour où j'ai achevé la lecture du livre, j'ai rencontré Dino De Laurentiis dans son bureau, et j'étais si excité d'avoir fini le livre et si heureux en le lisant que j'ai signé tout de suite. Je ne savais pas à ce moment-là que le projet courrait sur trois ans et demi.

« Tout le monde se nourrit d'idées mais peu de gens parviennent à les saisir. Elles sont là mais restent pourtant insaisissables. Vous devez vous approcher à pas de loup pour espérer les capturer. »

Journaliste : Dino De Laurentiis vous a contacté avant même que…

David Lynch : Je n'avais jamais entendu parler de Dune.

Frank Herbert : Il avait compris que ça s'appelait « June ».

David Lynch : Oui, j'ai cru que Dino avait dit « June »… (Ils rient.)

Journaliste : J'aimerais savoir ce que vous pensez du film, Frank, et c'est une question difficile car vous êtes vous-même réalisateur, ce que j'ignorais jusqu'à aujourd'hui.

Frank Herbert : De documentaires. Ce n'est pas la même chose.

Journaliste : Mais vous n'êtes pas étranger au processus de confection des films.

Frank Herbert : Oh non.

Journaliste : Et vous êtes satisfait du film ?

Frank Herbert : On m'a souvent posé la même question : Les décors et les scènes que j'ai vues dans le film de David correspondent-ils à ceux que j'imaginais ? Je dois vous dire que certains correspondent parfaitement. Ce n'est pas le cas pour d'autres et certains sont meilleurs, ce que nous sommes en droit d'attendre d'artistes comme David ou Tony Masters. Et j'en suis ravi. Pourquoi ne pas profiter de ces améliorations ? En ce qui me concerne, le film est un festin visuel. J'adorerais pouvoir faire encadrer certains de ses plans et les avoir près de moi, ils sont magnifiques.

Journaliste : À quel point Frank a-t-il participé au processus, David ?

David Lynch : J'ai signé pour faire Dune. Alors que je travaillais sur Elephant Man, j'étais associé à Christopher De Vore et Eric Bergen, et nous avons essayé d'être fidèles à l'essence d'Elephant Man. Et pour Dune, j'ai essayé d'être fidèle à l'essence du livre de Frank. Cela n'a pas été chose facile car il y a tant de dialogues, de pensées, tellement de détails différents qui s'ébattent dans le livre… Cela revient à cueillir, choisir et condenser toutes sortes de choses.

La contribution de Frank était donc évidemment d'avoir écrit le livre, mais aussi de m'avoir accordé son soutien dès le premier jour et durant tout le chemin qui nous a mené jusqu'ici. Il était toujours disponible pour répondre à mes questions et il a lu quasiment toutes mes versions du scénario. J'ai écrit sept versions du scénario, et il m'a permis de me laisser aller. Son œuvre est remplie de ce que j'appelle des « idées-graines ». Il y a de grandes idées, mais aussi énormément d'idées-graines, dont il m'a laissé le soin de m'occuper et de faire germer. C'était excitant pour moi car il y a des choses dans le film qui, si elles ont été initiées par Frank, ont été autorisées à grandir en-dehors du cadre. Je pense que l'idéal pour les gens serait qu'ils aient lu le livre. Ils verront une différence, mais cela reste fidèle à l'essence des idées de Frank.

Frank Herbert : Le film commence comme le livre. Il finit en bonne partie comme le livre. Et j'ai entendu mes dialogues tout le long. Pas uniquement mes dialogues, mais une bonne partie.

Journaliste : Le fait que deux artistes tels que vous – vraisemblablement très sensibles et issus de deux médias différents – n'aient pas fait l'expérience de grandes difficultés à confectionner et contribuer à la production de ce film semble relever de la chance.

David Lynch : Pour ma part, je me considère très chanceux.

Journaliste : Vous attendiez-vous à ce que Frank vous fasse confiance ?

David Lynch : J'ai rencontré Frank il y a trois ans et demi lorsque j'ai signé pour le film. Je n'avais aucune idée de qui ou de ce que j'allais rencontrer. Je n'avais vu qu'une photo d'un homme barbu et lu ses livres… Mais Frank est un homme d'idées, et ce sont les personnes avec lesquelles je m'entends le mieux. Tout le monde se nourrit d'idées mais très peu de gens parviennent à les saisir. Elles sont là mais elles restent insaississables. Vous devez vous approcher à pas de loup pour espérer les capturer. Frank est de ceux qui capturent ces fantastiques idées, et je le respecte énormément pour cela.

Journaliste : Vous, Frank, semblez très satisfait du résultat.

Frank Herbert : Oh oui, très satisfait. Mais ce qui est drôle, c'est que Dino m'a appelé et m'a dit qu'il avait engagé un certain David Lynch pour réaliser le film Dune. J'ai demandé : « David qui ? » Il m'a répondu : « David Lynch, Elephant Man. » Mais je n'avais pas vu Elephant Man. Alors je suis allé acheter une cassette du film et je l'ai regardé. Et j'ai eu cette sensation étrange qu'on tenait le type qui pouvait faire le film. Quand vous réalisez un film à partir d'un roman, c'est comme si vous le traduisiez dans une autre langue. Le langage visuel est une langue différente. Il y avait beaucoup de subtilité et de beauté dans Elephant Man. Je l'ai vu environ huit fois depuis, et à chaque fois, je perçois quelque chose de nouveau. Il a été réalisé comme une métaphore visuelle. Je n'en ai jamais parlé à David, mais c'est la vérité. C'est ce que j'ai ressenti. J'ai su au fond de moi qu'on avait trouvé celui qui pouvait faire le film.

Le tournage de Dune

Journaliste : David, d'après l'avis général, Dune a été écrit de façon très visuelle. Il y a beaucoup de descriptions. Est-ce que cela vous a aidé dans sa transposition à l'écran ?

David Lynch : Eh bien j'ai oublié une grande partie du roman aujourd'hui, car j'ai travaillé sur de nombreuses versions du scénario depuis que je l'ai lu. Mais si vous regardez attentivement le livre, vous vous rendrez compte que malgré les descriptions, beaucoup de choses y sont laissées à l'imagination du lecteur. Vous ressentez quelque chose et votre imagination prend le relais. À de nombreuses reprises, nous n'avons pas trouvé les descriptions que nous cherchions car elles n'y figuraient tout simplement pas. Je me suis également aperçu que j'aimais beaucoup ce que j'avais imaginé. Frank m'a permis de développer ma propre interprétation visuelle. Ensuite, j'ai commencé à travailler avec Tony et nous avons évolué dans la stratosphère de notre interprétation, jusqu'à imaginer quatre mondes très différents et à visualiser chacun d'eux.

Frank Herbert : Le film est une entité à part entière. Si vous aimez le livre, vous aimerez d'autant plus le film car il vous entraîne dans une nouvelle dimension.

David Lynch : Chaque lecteur interprète le livre à sa façon. Ce n'est pas nécessairement la mienne. Mais en tant que réalisateur, c'est à travers mon regard que l'histoire est transposée, je suis une sorte de filtre. Certains aimeront mon interprétation mais pour d'autres, ce sera très différent de ce qu'ils avaient imaginé et ils seront déçus. C'est comme ça.

Journaliste : Quelles techniques avez-vous employé en tant que cinéaste moderne ? Avec quoi vous êtes-vous amusé ?

« J'ai commencé à travailler sur le scénario de Dune 2. Il y a encore beaucoup de travail et je le montrerai à Frank une fois que ce sera fini pour voir ce qu'il en pense. »

David Lynch : Toutes les techniques cinématographiques connues ont été utilisées pour ce film, à l'exception de l'animation image par image, bizarrement. J'ai énormément appris sur l'aspect technique de la réalisation. Nous avons construit près de quatre-vingt plateaux et avons fait appel aux services de seize studios d'enregistrement à Mexico. J'ai parcouru le monde entier avec la productrice Raffaella de Laurentiis pour trouver des lieux de tournage, et nous nous sommes finalement décidés pour Mexico.

Pour le film, j'ai rencontré des acteurs dans le monde entier. L'équipe du film vient des quatre coins du monde. À un moment donné, l'équipe comptait 1 700 personnes. Cela fait beaucoup de gens. Parfois, sur le plateau, je me retournais et il y avait 600 personnes ; et pas des figurants : les membres de l'équipe de tournage, des visiteurs, les équipes caméra ou autres. Ce fut une expérience très étrange, à la fois impressionnante et merveilleuse.

Frank Herbert : Lors de la soirée de fin de tournage à Mexico, il s'est passé quelque chose de curieux. Au moins une douzaine d'acteurs et d'actrices du film sont venus me voir, séparément, et chacun d'eux m'a plus ou moins dit la même chose, sans concertation : qu'ils étaient tristes que tout soit fini car ils avaient passé un excellent moment.

Journaliste : Ce n'était donc pas une expérience épuisante qui a rendu les gens fous ?

David Lynch : Non, nous formions vraiment une équipe. C'est une expérience fantastique qui s'est déroulée dans un monde tout à fait étranger. Nous étions à Mexico, la ville idéale pour réaliser Dune d'après moi, car Dune dépeint quatre mondes étrangers. Si je l'avais tourné en Arizona, cela aurait été trop banal. L'ambiance qui régnait à Mexico était idéale pour emmener votre esprit sur Dune.

La révérende mère Gaius Helen Mohiam fait passer au jeune Paul Atréides l'épreuve mortelle du Gom Jabbar.

Frank Herbert : Il y avait de bons rapports entre le réalisateur et la productrice. Nous avions nos désaccords, mais il s'agissait seulement d'exprimer notre point de vue. Si vous saviez l'exprimer, les gens vous écoutaient. La seule fois où je me suis opposé à quelque chose, David, Raffaella et tous les autres m'ont écouté et ils ne l'ont pas fait.

Journaliste : Il y a déjà deux nouveaux projets pour Dune.

David Lynch : J'ai commencé à travailler sur le scénario de Dune 2. Il y a encore beaucoup de travail et je le montrerai à Frank une fois que ce sera fini pour voir ce qu'il en pense.

Journaliste : Un lecteur exigent.

Frank Herbert : Pire que vous ne pouvez l'imaginer ! (Ils rient.)

Journaliste : Frank, pourquoi n'avez-vous pas écrit le scénario ?

Frank Herbert : J'ai écrit un scénario mais il était très mauvais.

David Lynch : Je ne l'ai jamais lu mais je doute que ce fût mauvais.

Frank Herbert : C'était trop long et il ne comportait pas les bonnes métaphores visuelles. J'étais trop proche du livre pour pouvoir l'imaginer comme un film. David n'avait pas ce problème. En travaillant sur ce film avec David, j'ai beaucoup appris sur l'art d'écrire un scénario à partir d'un livre et de le transposer au cinéma. Maintenant, je me sens capable d'écrire un scénario. Je ne sais pas si je peux le faire avec l'un de mes livres, mais… si, je peux ! Et je suis en train.

« Les films que j'ai aimés m'ont fait voyager. J'espère que Dune sera de ceux-là. »

Journaliste : Vous avez beaucoup appris l'un de l'autre durant cette expérience. Et j'imagine que cela doit vous rendre impatients de travailler sur les deux autres films.

David Lynch : Oui, j'ai hâte. Même si pour le moment nous sommes tous un peu sortis de Dune.

Frank Herbert : Ou prisonniers, plutôt. (Ils rient.)

Journaliste : Vous avez travaillé sur ce projet pendant trois ans et demi. Ce n'est pas rien. Mais le résultat en valait la peine, d'après ce que tout le monde dit. Ce qui m'amène à ma dernière question. David, en tant que cinéaste, avez-vous songé à la manière dont le public allait réagir au film ? Durant sa réalisation, gardiez-vous dans votre esprit une place pour imaginer la façon dont le public réagirait à ce que vous étiez en train de faire ?

David Lynch : J'ai surtout beaucoup pensé aux films que j'aimais. Je n'ai jamais connu ailleurs l'expérience que j'ai vécue en les regardant. Et je paierais sans problème mes cinq dollars pour vivre cette expérience à nouveau. Les films que j'ai aimés m'ont fait voyager, qu'ils se déroulent il y a vingt ans ou de nos jours, l'important est qu'ils m'ont emmené ailleurs et m'ont fait vivre une expérience à part. J'espère que Dune sera de ceux-là.

La venue d'un messie

Journaliste : Frank Herbert, toutes les questions qui pouvaient vous être posées ont dû l'être.

Frank Herbert : Posez-m'en une nouvelle.

Journaliste : (Il rit.) Je voudrais remonter à la genèse de Dune et savoir où tout a commencé, pas nécessairement en tant que projet de livre, mais pour vous.

Frank Herbert : Il y a que je suis passionné d'histoire, et que je nourris cette passion pour l'histoire depuis tout jeune. Et en lisant l'histoire, il m'est apparu qu'on ne s'était jamais penché sur l'impulsion messianique inhérente à la société humaine, d'un point de vue qui demandait à être développé. Habituellement, on rapporte que tel individu est apparu à tel endroit, que tel peuple l'a suivi et que voilà ce qui s'est passé… On aborde l'histoire d'une manière quasi journalistique. Et je n'ai rien contre cette approche, mais ce que je voulais, c'était quelque chose qui montre l'impact d'un messie sur l'histoire, en tant que créateur d'une structure de pouvoir. Car inévitablement, qu'importe la bonté du messie, d'autres personnes entrent en scène et sont attirées par cette structure de pouvoir. Je pense que l'idée du pouvoir corrupteur — et par extension du pouvoir absolu corrompant absolument — est erronée. C'est passer à côté de la vérité. Je pense qu'en réalité, le pouvoir attire ce qui est corruptible.

Journaliste : C'est un concept intéressant. C'est presque l'antithèse, le contraire du processus communément accepté.

« Les dirigeants charismatiques sont dangereux, car le peuple les suit sans poser de questions. »

Frank Herbert : Je pense que c'est la raison pour laquelle de grandes structures de pouvoir comme le Kremlin, le Pentagone ou Sandhurst deviennent essentiellement des réceptacles. Car elles accueillent en leur sein un grand nombre de gens qui ne désirent le pouvoir que pour le pouvoir, pour qui le pouvoir est une fin en soi. Mon estimation est qu'un très grand pourcentage de ces gens sont fous à lier. Et que les erreurs d'un leader sont amplifiées par le nombre de ceux qui le suivent sans poser de question. C'est avec cette idée que tout a commencé. Je voulais raconter l'histoire d'un messie qui explore ce processus.

Journaliste : Est-ce le messie qui crée cette structure de pouvoir ?

Frank Herbert : Elle se développe autour du messie.

Journaliste : Et le messie advient-il dans une culture ou une société qui a déjà développé une structure de pouvoir ?

Frank Herbert : Tous les messies de l'histoire que j'ai étudiés étaient des réformistes, et pour de bonnes raisons. Jésus voulait réformer la religion. Il croyait profondément qu'elle était devenue corrompue. La chose est vraie pour Mahomet également, c'était un réformiste. Zoroastre était lui aussi un réformiste. Chacun de ces individus étaient évidemment charismatiques. Les dirigeants charismatiques sont dangereux, car le peuple les suit sans poser de questions. Ils se rendent à l'évidence que le leader charismatique a raison lorsqu'il déclare que : « Cela a besoin d'être réformé. » Ils forment alors une ligne derrière lui. Et ce que je dis, c'est que même si les jugements du leader charismatique sont absolument justes et bons, une structure de pouvoir finit par se déployer qui enfle comme des forces s'accumulent dans un aimant, autour des extrémités polarisées de cette structure de pouvoir.

Journaliste : La structure de pouvoir évolue donc d'après les agissements du messie.

Frank Herbert : Oui. Mais pas seulement ceux du messie. Elle évolue en fonction de la façon dont les gens réagissent au dirigeant charismatique. Cela fait donc partie des formes de notre société.

Journaliste : Dans le cas de Jésus, les Hébreux n'attendaient-ils pas la venue du messie depuis longtemps ?

Frank Herbert : Si bien sûr, le mythe messianique faisait partie de leur histoire. Mais Bouddha était un réformiste. Et Jésus était un réformiste. À chaque fois, il s'agit d'un individu, d'un leader charismatique, qui voit quelque chose qui a besoin d'être réparé. Il y a nécessairement un travail de réparation. Et un grand nombre de gens proclament : « Oui, vous avez absolument raison monsieur le leader charismatique et nous allons vous suivre. » Puis les choses se mettent en mouvement.

Journaliste : C'est séquentiel, ces choses se produisent…

Frank Herbert : Mais elles ne se produisent pas que sur l'impulsion du dirigeant charismatique. Elles se produisent car la société se précipite dessus.

Journaliste : La société crée-t-elle un besoin, un vide qui appelle l'arrivée d'un tel individu ?

Frank Herbert : Quelque chose se produit au sein de la société sur lequel se fixe le meneur charismatique.

Journaliste : Et cela se produit avant son arrivée.

Frank Herbert : C'est cela.

Journaliste : Les sociétés créent-elles véritablement les messies de l'intérieur ?

Frank Herbert : Je le pense. Je pense que nous créons en quelque sorte un vortex dans lequel le messie est aspiré. Les gens me demandent parfois si je suis en train d'initier un culte… J'évite cela comme la peste. Je ne suis pas un gourou. Que les gens soient leurs propres gourous.

Journaliste : Est-ce pour cela que vous avez rasé votre barbe ?

Frank Herbert : C'est le nouveau Frank Herbert. (Ils rient.) Nous faisons des choses horribles à nos dirigeants. Nous leur tirons dessus dans les rues de Dallas et nous les clouons à des planches de bois sur le Golgotha. L'ensemble de la structure au sein de laquelle les dirigeants charismatiques évoluent, voilà ce dont je voulais parler.

Journaliste : Vous parliez il y a quelques instants de ce qui se produit ensuite. Le leader évolue, il émerge, et ensuite les choses se mettent en marche.

Frank Herbert : Rappelez-vous que Dune, Le Messie de Dune et Les Enfants de Dune étaient dans ma tête un seul livre. Le Messie de Dune est un livre triste qui retourne subitement la toile, il change votre point de vue sur l'histoire. C'est pourquoi beaucoup de gens ont un problème avec. Car j'ai créé un dirigeant charismatique. Vous auriez les meilleures raisons de suivre Paul. Il était honnête, digne de confiance et loyal envers son peuple – jusqu'à se sacrifier pour eux s'ils le voulaient. Et leur réaction fut de le suivre sans résister, sans poser de questions. Je pense par exemple que John Kennedy a été le plus dangereux président que nous ayons eu durant ces dernières années. Non pas parce que je pense que l'homme était mauvais — je pense au contraire que c'était un type bien, et j'aurais adoré boire un verre et jouer aux cartes avec lui —, mais parce que les gens ne questionnaient jamais son autorité.

Journaliste : Vous êtes donc un défenseur de la remise en cause de l'autorité ?

Frank Herbert : Oh, absolument.

Journaliste : Vous considérez-vous comme un iconoclaste ?

Frank Herbert : De fait.

Journaliste : Je voudrais à nouveau remonter à la source. Dans la relation entre le messie et ses suivants, tout commence bien et tout semble aller de soi.

Frank Herbert : Douceur et lumière…

Journaliste : Puis quelque chose arrive et commence à évoluer.

Frank Herbert : Une nouvelle structure évolue et d'autres gens prennent les choses en main. D'autres personnes entrent en scène.

Journaliste : Ils drainent à leurs fins le pouvoir du messie ?

Frank Herbert : Bien sûr. Après que le pouvoir est délégué.

Journaliste : Comment cela se produit ?

« Le Messie de Dune relate l'évolution de la structure de pouvoir, et de quelle manière la dévolution commence à s'installer. Le cynisme commence à émerger. »

Frank Herbert : Cela provient d'une force structurelle contenue dans la société. Je pense que l'un des meilleurs exemples que nous ayons de cela dans les temps récents, et que l'on peut observer avec un certain degré de clarté historique, est ce qu'il s'est passé en Union soviétique. La révolution d'Octobre mit fin à de vrais fléaux. Le régime tsariste fut l'un des plus malfaisants que le monde ait jamais connus. Marx et les autres sont arrivés dans ce vortex et ils ont pris la relève. Et qu'est-ce qui est sorti de tout cela ? Ils ont évolué en une aristocratie bureaucratique, ce qui est à peu près la copie conforme du régime tsariste.

Journaliste : C'est peut-être ce qui a contribué à la chute de Nikita Khrouchtchev. C'est la dernière figure importante dont je me rappelle, en Union soviétique. Depuis, le pouvoir a été transféré, il s'est élargi et dilué. Ce procédé prendrait-il place dans n'importe quelle situation similaire ? Est-ce une part de la nature humaine ?

Frank Herbert : Je pense. Enfin la nature humaine est impliquée dans le processus, évidemment… Mais je pense avant tout que c'est une part essentielle des formes que les peuples élaborent et appellent gouvernement. C'est en quelque sorte un processus d'évolution qui provient, d'après moi, des formes tribales. Une seigneurie est une tribu. Nous avons donc un merveilleux exemple historique de ce processus qui s'est déroulé à notre époque, en Union soviétique. Nous les avons vus reconstituer le régime tsariste.

Journaliste : Mais sans un individu qui…

Frank Herbert : Mais toute la bureaucratie est là, voyez-vous. Avec certains des mêmes titres qu'à l'époque du régime tsariste.

Journaliste : Paul, dans Dune, est donc pris dans ce genre de vortex. Mais Paul a-t-il trouvé refuge auprès d'une société qui recherchait le messie ?

Frank Herbert : Il est allé à la rencontre d'une société qui était préparée à accueillir un messie.

Journaliste : Il a donc été accueilli favorablement. Et il a été poussé à embrasser son rôle messianique par davantage que ses propres ambitions.

Frank Herbert : Les nécessités de sa décision étaient évidentes.

Journaliste : Et la société l'a élevé volontairement jusqu'au pouvoir.

Frank Herbert : Tout à fait.

Le rêveur de monde

Journaliste : On pourrait vous décrire comme un « faiseur de monde », ou peut-être plutôt comme un « rêveur de monde ». Vous avez dû créer le monde de Dune. Cela a commencé avec Paul, avec l'intérêt que vous aviez en tant qu'individu pour l'étude de cette impulsion messianique. Comment le reste a-t-il vu le jour à partir de là ?

Frank Herbert : La première chose que vous devez faire est de créer le messie, le leader charismatique que les gens suivront pour de bonnes raisons. Ils peuvent justifier tout ce qu'ils font pour le suivre. Et comme dirigeant, vous l'acceptez. Ensuite vient Le Messie de Dune, qui relate l'évolution de la structure de pouvoir, et de quelle manière la dévolution commence à s'installer. Le cynisme commence à émerger.

Il y a un vrillement des choses qui étaient considérées comme bonnes dans Dune. Maintenant, vous les voyez sous un angle différent. La prescience se fait plus nette. Cela change les perspectives. La prescience, qui occupe une place si importante dans Dune… N'oublions pas que je m'adresse à une société qui croit que la prédiction est une chose merveilleuse. Mais si je vous donnais une prédiction absolue concernant tout ce qui va se passer depuis ce moment jusqu'à celui de votre mort, votre vie entière serait instantanément troquée contre l'ennui profond d'une longue répétition. Et c'est ce que les gens croient qu'ils veulent. Mais en réalité ce qu'ils veulent, c'est savoir si U.S. Steel sera sur le Big Board la semaine prochaine. Y sera-t-elle ou n'y sera-t-elle pas ? (Il rit.)

« J'ai recours à certaines métaphores dans les livres de Dune que j'ai choisies délibérément pour bousculer la façon dont les gens voient les choses. »

Journaliste : Mais n'est-ce pas la raison pour laquelle vos livres ont reçu un accueil si incroyable, cet appétit de savoir des gens, leur envie d'avoir une fenêtre sur le futur ?

Frank Herbert : Oh si. Mais c'est justement le futur qui est en question. La valeur de la surprise est bonne à jeter par la fenêtre si vous croyez en la prescience absolue.

Journaliste : Maintenant que vous avez créé un futur, pourquoi avez-vous créé Dune ? Pourquoi cette planète ? Pourquoi un endroit si aride ?

Frank Herbert : C'est un endroit qui vous met à l'épreuve, tout d'abord. Toutes les grandes religions que nous connaissons proviennent d'un monde sauvage. J'ai donc créé une sorte de monde sauvage amplifié.

Journaliste : De quelle manière vos écrits de science-fiction reflètent-ils vos croyances et la façon dont vous percevez notre planète et nos structures sociales ?

Frank Herbert : Je pense réellement que nous devrions réformer nos structures sociales. J'ai recours à certaines métaphores dans les livres de Dune que j'ai choisies délibérément pour bousculer la façon dont les gens voient les choses. Les vers, par exemple. Les vers représentent le monstre, le monstre inconscient des profondeurs qui garde une perle de grande valeur. C'est l'animal inconscient. C'est le taureau noir de la corrida. Il représente la violence qui jaillit de l'être humain.

L'animal politique

Journaliste : En créant un monde sauvage, vous illustrez certains éléments de la condition humaine. J'ai remarqué que le futur, dans Dune, reste très humanoïde.

Frank Herbert : Des gens auxquels vous pourriez vous identifier.

Journaliste : Mais aussi qu'ils réagissent en bien des points d'une manière assez similaire à la nôtre aujourd'hui. Il y a une énorme proportion de conflits dans vos écrits. Beaucoup de choses se résolvent par des conflits. Est-ce une prédiction ou bien une réflexion, une métaphore du présent ?

Frank Herbert : C'est la manière dont je comprends l'histoire. Si vous vous retournez sur l'histoire, vous vous apercevez que c'est la façon dont procèdent les êtres humains depuis que nous gravons des mots dans la pierre.

Journaliste : Ainsi que cela a été, cela continuera d'être.

Frank Herbert : Sauf si nous changeons les formes. Mais je ne veux pas amputer l'espèce humaine de sa compétitivité, car l'univers pourrait bien nous réserver des surprises, malgré nos meilleures prédictions. Et nous devons être capables de répondre à cet univers, avec toutes les options disponibles, il ne faut en bannir aucune. Si nous pouvons répondre de façon non-violente, évidemment, c'est préférable, mais si tout ce qui nous reste est la violence, alors il ne faut pas s'interdire cette solution.

Journaliste : Vous semblez considérer que nous sommes en capacité de changer l'héritage des siècles. Que nous pouvons tenter et peut-être réussir quelque chose que l'humanité a manqué d'accomplir depuis le départ. Avez-vous vraiment tant de foi dans la résilience et l'élasticité de la forme humaine ?

Frank Herbert : Oui, je pense que nous sommes l'animal le mieux équipé pour la survie que cette planète ait jamais produit. Je ne dépends pas que de ma rationalité, je suis aussi déterminé par mon besoin de survivre, par le désir de survivre inhérent à l'espèce. Cette idée est derrière tout ce que j'écris. Cela me plaît d'imaginer que dans vingt mille ans, dans vingt millions d'années, il y aura des êtres humains qui jouiront de la vie de la façon dont je jouis de la vie.

Journaliste : Le World Without War Council (Conseil pour un monde sans guerre, ndt)…

Frank Herbert : Oui, je suis membre du collège du World Without War Council… Je pense qu'on ne peut pas régler le problème de la guerre si l'on ne règle pas avant cela notre problème bureaucratique, notre tendance à créer des structures comme celle-ci, qui deviennent plus intéressées par le maintien de leur propre forme, de leur propre identité, de leurs besoins structurels permanents, plutôt que par le fait de créer une organisation de formes qui vise à se rendre réellement utile.

Journaliste : Comment ce dévouement envers la paix se manifeste dans vos écrits ?

Frank Herbert : En montrant aux gens des alternatives ; en leur montrant les conséquences de la violence ; en mettant en place des formes alternatives ; en leur montrant comment les schémas anciens se répètent…

Journaliste : Il y a de nombreux empereurs dans vos écrits. Si l'on se penche sur le XXe siècle, quel est selon vous le type de gouvernement préférable ?

Frank Herbert : Ma réponse à moi, en matière de politique, c'est que je vote contre quiconque est au pouvoir. (Ils rient.) Nous avons la réponse au problème du pouvoir politique ; et c'est de ne l'accorder que très brièvement.

Journaliste : Pourquoi dans vos écrits, lorsque le pouvoir politique central est disloqué, vous qualifiez souvent l'époque d'âges sombres ?

Frank Herbert : Tout ce que je dis en réalité, c'est que les formes aristocratiques se répètent. L'aristocratie est une structure répétitive dans notre monde.

Journaliste : Vous parlez également de religion.

Frank Herbert : Une autre structure de pouvoir…

Journaliste : Effectivement. Vous parlez aussi de dedans et dehors, du fait de créer un besoin pour son propre pouvoir… Comment cela se manifeste dans notre société ?

Frank Herbert : Nous voyons des organisations qui se développent et qui travaillent inconsciemment — pour la plupart — à la préservation des conditions qui les rendent utiles.

Journaliste : Et c'est inconscient ?

Frank Herbert : Je pense que la plupart du temps, oui. Toutes ces structures sont phagocytées par le carriérisme, focalisées sur le maintien des agencements qui nécessitent leurs services, et la continuation de leur participation au pouvoir.

Journaliste : Le fait que la bureaucratie engendre la bureaucratie est-il un processus naturel ?

Frank Herbert : Oui, je pense que cela s'autogénère.

Journaliste : Et comment ce cercle peut-il être brisé — s'il peut l'être de son propre chef ?

« Je pense que nous devons limiter la latitude de ceux qui exercent ce pouvoir. Et limiter sévèrement les possibilités de décisions arbitraires. »

Frank Herbert : On peut le briser en rendant la faculté de décider en dernier lieu de qui dirige à la base populaire. J'aimerais voir, aux États-Unis par exemple, un peu de vrai démocratie. J'aimerais voir des comités de contrôle aux pouvoirs gigantesques, pourvus de mandats à très court terme, peut-être un an, de petits budgets, et l'impossibilité de servir à nouveau dans ce type de comités. Seulement une fois dans une vie. J'aimerais voir ce genre de comités de contrôle automatiquement consultés dans certaines situations — une déclaration de guerre, par exemple.

Au niveau local, si la direction d'une école doit dépenser disons 200 000 $, alors automatiquement un comité de contrôle, désigné au hasard parmi ceux qui ont voté lors de la précédente élection, aurait le pouvoir de décision finale sur le projet de la direction de l'école. Est-ce que ce type de comités se comporterait toujours parfaitement ? Non, évidemment, mais ce ne serait que pour un an, ensuite c'en serait de nouveaux. Et ces nouveaux comités auront appris de l'action des précédents comités.

Journalistes : Est-ce une extension des checks and balances qui existent déjà ?

Frank Herbert : C'est un autre checks and balances que j'aimerais réinstaller dans notre système démocratique.

Journaliste : Mais beaucoup plus localisé ?

Frank Herbert : Oh, pas seulement local. J'aimerais que cela existe au niveau municipal, départemental, au niveau des États, et même au niveau fédéral.

Journaliste : Pensez-vous néanmoins qu'il doit demeurer une puissante source de pouvoir centrale ?

Frank Herbert : Oui, au niveau fédéral j'en suis convaincu. Je pense que nous avons besoin d'un certain pouvoir central. Mais je pense que nous devons limiter la latitude de ceux qui exercent ce pouvoir. Et limiter sévèrement les possibilités de décisions arbitraires. Par exemple, je pense que nous devrions avoir des mandats non renouvelables pour les sénateurs, et peut-être renouvelables une fois pour les députés. Je pense que l'on devrait avoir des Présidents aux mandats non-renouvelables — peut-être faudrait-il alors le leur accorder six ans —, les sénateurs devraient exercer quatre ans en un mandat, et les députés peut-être deux mandats de deux ans.

Journaliste : N'y aurait-il pas trop d'activité, ne serait-ce pas trop volatile ?

Frank Herbert : Je pense que cela impliquerait que la société garde un œil sur ce qu'il se passe, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Journaliste : Pour revenir à la façon dont ces idées se répercutent dans vos écrits, dans Dune, vous avez les Fremens, qui réagissent en tribu, de façon primitive…

Frank Herbert : Mais aussi de façon assez sophistiquée, en réalité.

Journaliste : Quel effet pensez-vous que cela aurait sur une société comme la nôtre ? Elle ne pourrait pas redevenir plus primitive, il faudrait donc qu'elle devienne plus avisée, plus éclairée, ne pensez-vous pas ?

Frank Herbert : Il faudrait effectivement que la société soit plus au fait de ses rouages et de ses potentialités. Lorsque j'ai exposé mes idées à un haut fonctionnaire d'expérience, à Washington, il m'a répondu : « Vous pensez qu'une simple femme au foyer pourrait comprendre l'extrême complexité de ce qu'une direction d'école doit décider ? » Et ma réponse est bien évidemment que oui, évidemment qu'elle le comprendrait, par nécessité. Je pense que si vous donnez toute la responsabilité au peuple, il sera à la hauteur.

Journaliste : La base de Dune, de tout Dune, est-elle une réflexion politique, sociale ?

« Je suis un animal politique, et c'est le sujet de mes écrits. J'écris à propos des structures politiques de toutes ces choses qui influencent nos vies. »

Frank Herbert : Avant que j'écrive Dune, j'étais la plume d'un sénateur des États-Unis, j'écrivais ses discours dans un bureau à Washington DC. J'ai écrit depuis l'intérieur de la pomme, donc je sais ce qu'il s'y passe. Je suis un animal politique. Je n'ai jamais délaissé le journalisme, j'écris métaphoriquement à propos du présent : je parle d'écologie politique, d'écologie religieuse, d'écologie sociale, d'écologie économique et de l'écologie physique de notre monde. Et je pense qu'on ne sépare pas ces domaines les uns des autres. On ne sépare pas l'esprit et le corps si l'on veut comprendre l'être humain. C'est pourquoi on ne peut séparer aucun de ces éléments les uns des autres si l'on veut comprendre notre monde.

Nous pensons, aux États-Unis, avoir séparé l'Église de l'État… c'est une conviction assez insolente. Il n'y a rien de plus émotionnel que la religion, il n'y a rien de plus exigeant sur le plan émotif que la religion, parce qu'elle est la promesse de la survivance. On ne peut pas ôter cela de la politique. Les émotions sont chauffées, excitées. Je suis un animal politique, et c'est le sujet de mes écrits. J'écris à propos des structures politiques de toutes ces choses qui influencent nos vies.

Journaliste : Les gens comprennent-ils vos écrits d'une façon qui vous satisfait ?

Frank Herbert : Oui, les gens réfléchissent et posent des questions intéressantes sur ce que j'écris.

Journaliste : Votre impact sur les lecteurs est conforme à ce que vous souhaitez ?

Frank Herbert : Oh oui, je pense bien.

Journaliste : Vous sortez un nouveau livre, cet été, intitulé La Maison des mères.

Frank Herbert : Oui, c'est le sixième tome de Dune. Il commence avec la planète du Bene Gesserit qui est convertie en une autre Dune. L'intrigue se développe à partir de cette idée-là.

Journaliste : Merci d'avoir accepté de partager vos réflexions sur Dune, sur vos écrits et sur notre monde. Nous vous souhaitons bonne chance pour la prochaine sortie du film Dune et nous sommes impatients de lire La Maison des mères

Ce texte a été traduit de l'anglais par
Florine Duranton,
Laura Orsal,
Nicolas Prouillac
et Arthur Scheuer.